« Le travail aujourd’hui, c’est toujours plus mais avec moins de moyens »

Publié le 7/11/2023
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« Je craque, Docteur, je n’en peux plus », « je n’arrive plus à me lever pour aller travailler, je souffre trop »… Marielle Dumortier dresse le tableau d’un monde du travail dégradé et s’inquiète aujourd’hui du nombre grandissant de salariés en souffrance psychique.

« Le travail aujourd’hui, c’est toujours plus mais avec moins de moyens »

Le travail est une donnée extrêmement complexe : « un contrat » pour le juriste, « des objectifs » pour l’employeur, « des procédures » pour l’ingénieur, et « des conséquences de l’organisation du travail sur la santé des salariés » pour le médecin du travail. C’est ce dernier point qu’observe le docteur Marielle Dumortier, médecin du travail depuis 35 ans dans un service interentreprises de la banlieue parisienne. Pour témoigner et faire valoir son rôle d’acteur de santé au travail, elle a publié Le monde du travail est devenu fou ! en 2020.

Votre livre apporte des témoignages de personnes rencontrées tout au long de votre carrière. Qu’est-ce qui a changé au fil des années ?

Les problématiques rencontrées au début de ma carrière et celles de maintenant sont complètement différentes. J’ai pu observer une dégradation progressive du monde du travail, qui a commencé au début des années 90, avec l’informatisation et la financiarisation. Si la première a apporté un certain nombre d’avantages, elle a exercé en revanche un contrôle et une pression supplémentaires sur les employés. Avec cette injonction, et dans tous les métiers, de se servir de ces outils pour libérer, rendre autonome ou alléger la charge. Alors que dans les faits, l’employé se retrouve pris au cœur d’une procédure ultra-rigide.

Quant à la seconde, elle a augmenté la demande de productivité : toujours en faire plus, mais avec moins de moyens, humains notamment, parce que l’homme reste une variable d’ajustement. On a tiré sur tous les coûts et maintenant c’est sur l’humain que porte la recherche d’économie. Fréquemment, lorsque quelqu’un part à la retraite, il n’est pas remplacé. De manière générale, le travail s’est intensifié et complexifié. Chacun d’entre nous doit non seulement travailler davantage, mais aussi effectuer en plus les tâches du collègue, pour lesquelles il n’a souvent même pas été formé. 

Que vous disent aujourd’hui les salariés en souffrance, qu’ils ne disaient peut-être pas il y a 15 ou 20 ans ?

Avant, quand on me parlait de difficultés dans le travail, c’était : « Docteur, c’est trop lourd », « il y a trop de bruit, trop de poussière ». Je n’entends plus du tout ça aujourd’hui. Maintenant, c’est : « Je suis épuisé », « on m’en demande trop », « je suis stressé », comme si la souffrance physique avait été complètement supplantée par la souffrance psychique, qui représente actuellement 80 % des plaintes. C’est plutôt la charge mentale qui est mise en avant, ainsi que le manque de reconnaissance de leur travail et d’eux-mêmes.

Il faut dire qu’il y a eu d’indéniables progrès sur le plan de la surcharge physique, des améliorations considérables, notamment pour les manutentions de charges. 

On s’aperçoit en outre que, quel que soit le secteur d’activité, les mêmes organisations du travail sont déclinées et mises en jeu. Cela passe par un contrôle informatique, des procédures, du reporting (bilan et analyse de l’activité ndlr).

Dans les grandes surfaces par exemple, les performances des caissières sont affichées dans les couloirs. Admettons que l’une d’entre elles fasse 20 articles à la minute, et l’autre 25. On imposera alors à la première de faire les mêmes chiffres que la seconde.

Les hommes et les femmes connaissent-ils les mêmes difficultés ?

Les femmes vivent généralement des situations plus difficiles. Elles sont plus nombreuses que les hommes à occuper des emplois précaires, connaissent plus fréquemment des situations de famille monoparentale ou avec beaucoup d’enfants à gérer et endossent encore 80% des charges ménagères. Elles sont majoritaires dans ce que l’on appelle les métiers du care, autrement dit les métiers du soin aux personnes âgées, aux malades, aux enfants… Elles sont aussi plus souvent au contact du public, ce qui n’est pas toujours facile. On n’a pas idée, par exemple, du nombre de caissières qui se font insulter.

Propos recueillis par Léa Vandeputte.